Il y avait des jours où Ed Flat avait envie de dormir toute la journée ; ces jours-ci étaient rares, étant donné que la petite fille était une véritable pile électrique, mais ils arrivaient eux-aussi. Ce lieu ne semblait jamais bouger, la barrière, les arbres, tout était toujours là. Plus le temps passait, plus Ed avait l'impression que le cauchemar jadis ténu devenait de pire en pire. Tous les orphelins se connaissaient, aussi se pressait-elle toujours, se faisait-elle toute petite pour se faire le moins remarquer : elle ne tenait pas à faire leur connaissance, à les connaître. Il y en avait bien un ou deux qu'elle aurait voulu connaître un peu plus en détails, mais elle tenait à rester seule, un peu trop souvent. La nature et le petit métier qu'elle avait lui parvenaient parfaitement. Elle pouvait étancher là-bas sa soif d'air pur et bouger autant qu'elle le voulait.

Elle avait les mains sales, son pantalon et son haut l'étaient tout autant. De grosses tâches de boue, de terre car elle s'attelait sur le sol depuis le début de la matinée. Elle n'avait pas beaucoup de force, mais les Remords la terrifiait, et elle ne voulait pas devenir leur cible. Elle était déjà certaine qu'eux, ils pouvaient l'entendre penser, alors elle s'efforcer de penser qu'elle n'avait pas peur. Qu'elle ne voulait surtout pas s'enfuir de là, et surtout que Lucifer ne lui foutait surtout pas les jetons. Parfois, elle se demandait si le Prince était vraiment humain. Le soleil montrait qu'il était midi, aussi Ed posa ses outils et prit un sandwich qu'elle avait récupéré le matin pour s'adosser contre un arbre. Elle ne savait pas du tout quel mois il était : elle avait complètement perdu la notion du temps. Elle ne savait plus non plus quel âge elle avait, si elle était censée avoir grandi ou non, parce qu'elle était toujours coincé dans le corps de cette petite fille de douze ans. Au fond, Ed Flat ne se sentait pas vraiment différente : elle était toujours cette gamine des égouts, libre et rebelle qui haïssait au fond d'elle-même ces gosses qui se complaisait à être enfermée.

Elle bougea de son lieu de travail jusqu'à la forêt, n'osant pas vraiment grimper aux arbres du verger. On ne savait jamais trop la crise de nerfs que pourrait lui piquer le prince et toute la clique...elle préférait éviter d'attirer trop l'attention sur elle. La forêt faisait peut-être peur, mais elle n'avait jamais eu d'ennuis, et puis elle n'y restait pas trop longtemps. Juste le temps de manger son sandwich.

L'arbre était grand et majestueux. Les branches étaient suffisamment basses pour y grimper, pas assez hautes pour que n'importe qui puisse le faire. Ed se releva, sentant une poussée d'énergie lui revenir, mit le sandwich entre ses deux et sauta sur le tronc avec toute la force dont elle était capable. Si bêcher la terre n'était plus très motivant pour aujourd'hui, monter aux arbres était tellement plus...aventureux ! Elle pourrait jouer au pirate, tout là-haut, et même peut-être voir comme était la vie par là-bas ! Elle grimpait à la manière des singes et attrapa vite la première branche ; l'escalade fut facile, surtout pour quelqu'un pour elle qui en avait l'habitude. Rapidement, assez pour avaler un morceau de fromage et manquer de s'étouffer avec, Ed atteint un point assez haut et se mit debout, les deux jambes en même temps sur la grosse branche. Sans les mains.

« JE SUIS LE MAÎTRE DU MOOONDE ! »

Elle rit, de son beau rire de gamine libre.

Le cri, lui, résonna en contrebas et pendant un instant, Ed Flat n'eut plus l'impression désagréable d'être enfermée dans ce piège où même les insectes ne s'infiltraient. Elle riait, toujours, le sandwich maintenant dans sa main droite, et, un peu trop euphorique, elle manqua même de se casser la gueule et de chuter, mais se rattrapa in extremis. N'apprit pas de cette leçon, car de toute façon, ce n'était pas un arbre qui allait lui faire peur, alors qu'à côté, il y avait les Remords. Elle s'assit enfin et mordit dans le sandwich qui, décidément, avait encore meilleur goût ici.

Au réveil il y a eu ces abrutis qui chuchotent, se réveillent entre eux. Pearl on ne va pas la réveiller. Elle frappe avant le petit dej. Des nains plein la chambre, tous les matins. Un jour elle ira se faire un nid dans un coin où ils vont pas. Poussière douillette. Bref, debout y a plus qu'à enfiler une vieille veste en cuir laissée par un adulte et puis des godillots et descendre, mains dans les poches. Ils s'écartent. Pearl a un rictus. Sourire.

Le petit dej. Gruau tiède, miel, salade de pommes de terre. C'est doux. Les patates font comme de la terre dans la bouche avant de fondre. Il y a du thym sauvage dedans. Le sel est rare. C'est Pearl qui ramène le thym. Ils en ont aussi planté un pied dans le potager mais il préférait la forêt.

Cuillerée, cuillerée, cuillerée. Le bol est raclé et finit dans une bassine. Être habitué à manquer ça vous fait manger plus vite.Pearl lace ses godasses sur le perron de Cloverfield. Il y a un petit vent. Le soleil chauffe les joues. Elle récupère l'arc et les flèches dans le cabanon du potager. Re-hisse sur son épaule droite -la gauche a les flèches- le sac qui contient un bout de pain mi-sec, son couteau et du vide pour foutre les bêtes mortes.

Un pas rapide vers la forêt, loin du totem qui pend à la poignée du cabanon. Pearl se fout des horaires autant que possible, mais elle préfère la compagnie des arbres et des animaux qui meurent. Plus rassurant.

Pièges relevés. 4 lapins.
Deux écureuils abattus.
Un fraisier pillé. Celles-là seront pas pour la princesse.

Un autre écureuil. Une flèche. Le bruit doux du cadavre sur les feuilles mortes. Celui-là, pour déjeuner. Faim, d'ailleurs.Pearl écorche la bête encore chaude, vire la peau et les boyaux. La viande est tiède, c'est bon. Le sang imbibe le pain. Il est moins élastique. Miam. Du sang dégouline le long des mains, c'est bon. Ca colle aussi. Pearl est assise sur un tronc tombé, il pourrit à moitié. Elle mange comme une bête. Le couteau tire la chair, va à la bouche. Elle mastique. Elle a du sang sur les joues, dans les cheveux, sous les ongles. Partout. Poisseux.

Elle s'étend sur la mousse du tronc. Regarde la lumière qui se cache dans les feuilles. Ca fait du bien. Il fait tiède comme l'écureuil. Et puis....

"JE SUIS LE MAÎTRE DU MONDE !"

Encore. Un. Nain. Y aller ? Pas y aller ? Qu'est-ce qu'elle fout là d'abord ? La forêt c'est chez Pearl. Pof. Les godillots dans les feuilles mortes. Le sac sur l'épaule. Pearl essuie le sang sur sa bouche mais il est collé. Elle doit être toute rouge. Mains crasseuses. Pearl est une chasseuse. Elle trace le cri fastoche. Le nain est dans un arbre avec des grosses branches. Un vieux.Pearl a déjà croisé de nabot-là. Il travaille au jardin mais surtout il a une peau brune écorce. Et des grands yeux noirs. Il ne l'a pas vue, elle fait jamais de bruit. Et maintenant il faut trouver un truc à faire, parce que rester au sol sans être vue, on a l'air bête.

"EH. T'es perdu."

Pas vraiment une question. Forcément il est perdu. Sinon quoi ? Personne vient dans la forêt sauf Pearl. C'est chez Pearl.