On aurait pu décrire Valentine avec les termes « accommodante », « serviable » ou bien « de bonne composition ». Mais aussi avec les termes « têtue », « insubordonnée » et « opiniâtre ». Valentine n'avait pas de double face, elle ne prétendait pas cacher ses vices derrière un agréable caractère ; son côté tendre se mélangeait subtilement avec son côté plus tenace pour arrivait à tout ce qui faisait Valentine. Non, la jeune fille ne dissimulait rien, elle était même incroyablement honnête avec elle-même. Si elle devait cacher des choses, ce serait à cause de son étourderie chronique ou parce qu'elle aurait oublié, tout simplement. Mais concernant son caractère, il n'y avait aucun piège, aucune arnaque ; Valentine était transparente comme de l'eau de source. Peut-être même trop car son honnêteté révélait bien trop aisément ses faiblesses et ses failles. Mentir, elle savait, mais se renier elle-même était chose impossible.

Heureusement, Valentine n'avait rien d'hostile, donc elle était peu sujette à se faire des ennemis. Par contre, elle avait trop tendance à en faire qu'à sa tête. Quand une idée, une envie, lui traversait l'esprit, elle ne trouvait le repos qu'après avoir réalisé son désir. Et malheureusement, c'était le genre de choses qui la poussait à bayer aux corneilles, à désobéir – sans intention de faire du mal – ou à prendre des risques inconsidérés. Il faut dire que la jeune fille est du genre courageux, voire téméraire. Le défi de la souche du courage, elle en est un challenger régulier et elle s'en tire même honorablement, debout bien droite dos à la forêt, les bras en croix, le menton fièrement levé. Valentine refuse d'avoir peur. La peur, c'est le début de la fin, c'est le signe annonciateur d'une vie triste et pâle. Ça ne veut pas dire qu'elle ne la ressent pas parfois, qu'elle ne hérisse pas son échine, qu'elle ne tord pas son estomac ou qu'elle ne la grattouille pas entre les omoplates, mais elle fait de son mieux pour tout relativiser, pour analyser la situation de la manière la plus cartésienne et la plus calme possible. C'est pour cette raison qu'elle ne croit pas aux légendes, aux fantômes et aux montres, aux « on-dit » en général. Le monde est déjà assez effrayant pour qu'on en rajoute avec des inepties pareilles, non ?

N'essayez pas de lui faire sortir ses convictions de la tête, vous n'y arriverez pas. Elle est bornée et ne croit que ce qu'elle voit ! Enfin, façon de parler puisqu'elle est totalement aveugle de naissance. Pourtant, malgré sa longue baguette de noisetier qu'elle utilise pour se guider, on pourrait la croire parfaitement valide vu son assurance et sa réactivité au monde qui l'entoure. Valentine est très sensible et elle vit très bien avec son handicap. Parfois, elle aurait aimé savoir à quoi ressemble les gens, ce que signifient les couleurs ou quelle allure a le ciel ou les champs, mais globalement ça ne lui manque pas. Après tout, comment regretter ce qu'elle n'a jamais connu ? C'est dans cet esprit qu'elle se lève chaque matin. Elle touche rarement les gens pour palper leurs traits, mais ça lui arrive dans quelques cas particuliers.

Valentine est très aimante et très protectrice. Elle a un caractère très affirmé – voire même envahissant – et elle se pose naturellement en dominante et en preneuse de décisions. Elle est souvent celle qui prend des initiatives et qui fait le premier mouvement, celle qui parle pour les autres, qui les guide et qui les défend – quand bien même ils ne voudraient pas. On lui reproche souvent de prendre trop de place, de forcer la main aux gens et d'être trop franche, trop brute, trop frontale. Pourtant, elle n'a pas l'intention d'être méchante, c'est sans doute son côté « grande sœur » qui ressort en plus de ses dispositions naturelles à prendre les devants.

C'est un peu un garçon manqué – elle court, elle grimpe, elle n'est pas très pudique sans être indécente – mais elle n'est pas négligée ou totalement dénuée de féminité pour autant. C'est un bon équilibre des deux. Valentine a une grande force de caractère et malgré un côté un peu naïf parfois – notamment sur la perversité de l'âme humaine – elle sait garder la tête sur les épaules et ne se laisse pas charmer facilement. Bien qu'elle soit pubère, Valentine n'est pas du genre à se laisser amadouer par de douces paroles ou un joli minois – qu'elle ne peut pas voir de toute façon. Elle n'a jamais été courtisée mais elle n'a rien à voir avec le cliché de la blanche colombe. Valentine est plutôt pareille à l'hirondelle, courageuse migratrice qui annonce le retour du printemps – car quand bien même elle peut être casse-bonbon, Valentine est pareille à un rayon de soleil, souriante et chaleureuse.

A force de les côtoyer, Valentine connaissait le moindre nœud dans le bois du parquet usé, la moindre fissure dans le mur écaillé, le moindre accrochage dans la tapisserie fanée, le moindre interstice dans le carrelage fendillé... Du bout des doigts, à quatre pattes par terre, elle effleurait chaque parcelle qu'elle venait de nettoyer, attentive. Puis elle reprenait sa brosse dans le seau plein d'eau sale où flottaient ça et là des lambeaux de mousse huileuse et elle se remettait à frotter. La jeune fille était présentement occupée à lessiver le grand escalier en partant du haut et descendant marche après marche vers le hall, à genoux, penchée sur son labeur. Le frottement régulier de la brosse sur le bois taché de boue avait quelque chose d'apaisant. Il lui vidait la tête et elle n'avait plus à penser à rien. Ni à son estomac qui criait famine depuis le matin – elle avait cédé son déjeuner à Daniel –, ni à ses genoux qui trempaient dans l'eau froide et sale qui souillait sa robe et son tablier, ni aux raisons qui faisaient qu'elle était là, à Cloverfield.

Elle préférait ne pas y penser. De toute façon, il lui semblait parfois que son esprit avait fermé une porte, verrouillée et cadenassée, sur une partie des événements qui avaient mené à son arrivée ici. Pourtant, de sa vie d'avant elle se rappelait tout ; son père s'engagea dans l'armée britannique en 1939 pour repousser l'envahisseur nazi et elle vivait avec son petit frère, sa mère et sa grand-mère dans une ferme de la campagne de Cardington, dans le Bedfordshire. Il n'y avait pas grand chose à voir sinon une base aérienne de la Royal Air Force et un orphelinat perdu dans la forêt. Mais le premier était interdit au public et le second, elle n'avait jamais réussi à en trouver le chemin. Bien que laborieuse, elle avait eu une chouette vie. Valentine s'entendait bien avec sa famille, elle adorait tout particulièrement son petit frère, elle aimait le travail à la ferme, elle appréciait ce qu'elle faisait à l'école, elle ne pouvait rêver mieux que la vie à la campagne. Quand elle ne travaillait pas, Valentine jouait avec Daniel au grand air, s'amusant de tout, pieds nus dans l'herbe ou dans les ruisseaux, à la proie du vent frais. Danny était déjà un trouillard à cette époque-la et elle adorait l'embêtait et lui jouer des tours, gentiment, riant de l'entendre brailler comme un petit agneau. Elle n'avait pas à se plaindre, non... Son père lui manquait et ils ne recevaient que trop peu de lettres, mais au moins, il était en vie. Encore maintenant, à Cloverfield, Valentine espère qu'il viendra les sauver des griffes de cet immonde orphelinat, en héros de guerre. Danny aussi l'espère, en silence.

L'an passé, Valentine avait fini l'école avec des notes moyennes honorables et pu aider à la ferme à plein temps. Elle avait arrêté à quatorze ans, comme la plupart des gens. C'était un soulagement car depuis leur ferme, il fallait marcher environ trois-quart d'heure pour se rendre à l'école chaque matin et en revenir chaque soir. Quand il fait beau, ce n'était pas trop embêtant, mais quand il gelait ou par temps de pluie, c'était une autre paire de manches ! Maintenant, elle avait une pensée émue pour Daniel qui devait faire la route seul... Valentine se faisait beaucoup de soucis pour son frère. Il était empoté, maladroit et les gens le trouvaient pénible. Notamment leur mère et leur grand-mère. Valentine faisait de son mieux pour le soutenir et le protéger, mais elle ne pouvait pas être toujours à ses côtés ou rattraper tous les mots malencontreux lâchés à son égard. Ça la rendait triste de voir son petit frère si meurtri. Elle se sentait coupable ; parfois même sa mère et sa grand-mère l'utilisait comme argument contre lui : même elle, aveugle, était plus utile.

Un jour – ce souvenir restait vague – sa mère et sa grand-mère lisaient les nouvelles. De temps en temps, elles lui lisaient à voix hautes celles qui semblaient importantes. Un mois plus tard, à l'écoute d'autres informations, une idée germa dans son esprit : elle chercherait Cloverfield. A Cardington, des jeunes gens disaient que le bus qui passaient non loin de l'orphelinat s'arrêtaient encore à l'arrêt que les enfants disparaissaient mystérieusement dans la nature. Personne n'était jamais revenu. On disait même que bien que l'orphelinat soit désaffecté, des orphelins continuaient à y être envoyés. Décidément, c'était très louche et c'est ce qui décida Valentine à aller y faire un tour avec Daniel. Pour convaincre son frère d'y aller, ils convinrent d'effectuer leurs recherches en plein jour. Danny croyait à tout un tas de chimères qui viendraient le dévorer à tout moment de la journée et de la nuit ; la rouquine, elle, n'avait jamais gobé de telles fadaises. Le croquemitaine, les sorcières et les fantômes, très peu pour elle ! Ce n'étaient que des inventions des hommes pour justifier la cruauté d'autres hommes ou bien des phénomènes tout à fait banals. Le croquemitaine servait de couverture aux méchants hommes qui enlevaient des enfants, les sorcières n'étaient qu'une excuse à la misogynie, les fantômes n'étaient que des craquements et des courants d'air. Alors pour elle, les phénomènes mystérieux qui entouraient Cloverfield étaient sûrement l’œuvre d'une quelconque mafia qui trafiquaient de pauvres enfants innocents. Mais ils ne s'approcheraient pas trop, ainsi, ils seraient saufs, n'est-ce pas ?

A partir de là, Valentine se souvenait bien des événements, elle se souvenaient avoir eu peu, mais quelque chose de pire l'avait glacée, l'écho de son bon sens à toute épreuve qui avait vacillé, et cette perte momentanée avait emporté des bribes, des détails, capitales avec elle. Ils avaient pique-niqués dans le bois après avoir cheminé à leur rythme pendant le matin. Ils avaient joué, son frère et elle, insouciants, jusqu'en fin d'après-midi. Ils avaient bien marché, en tous sens, à travers les prairies et la forêt, grimpant les collines. Au sommet de l'une d'elle, dans un espace dégagé, Daniel avait vu un toit et un grand parc. Là ! C'était bien là ! A quelques centaines de mètres de la bâtisse, un bout de chemin serpentait entre les arbres. Ils étaient loin et Daniel ne su dire s'il pouvait distinguer du mouvement, mais tout semblait calme. Il avait indiqué la direction à sa sœur et ils s'étaient mis en route. Les deux enfants allaient déjà rentrer à la nuit tombée vu le temps qu'il leur fallait pour rentrer, alors un peu plus ou un peu moins... A mesure qu'ils approchaient de l'endroit, Valentine sentait son cœur battre fort sous l'effet de l'excitation. Elle n'avait pas remarqué tout de suite le silence qui était tombé sur eux. Dans son empressement, la jeune fille avait percuté quelque chose qui avait reculé quand elle était rentré dedans, quelque chose de mou et dur à la fois. « Daniel ? », avait-elle demandé. Valentine avait tendu les mains, mais au niveau où aurait du se trouver son frère, il n'y avait que du vide. Alors elle avait baisser les bras et ses mains avaient rencontré un globe recouvert de cuir épais et rugueux, plein d’irrégularités et semé ça et là de poils drus et épars. Ça avait la taille d'une petit courge, mais plus long... Elle suivit la forme de ses doigts, le cœur cognant contre sa poitrine, mais pas d'excitation cette fois... Ses doigts rencontrèrent deux trous gluants et un sifflement sourd et furieux lui parvint. Elle poussa un cri et se rejetant en arrière en frottant nerveusement ses mains contre son tablier. Valentine entendit son frère hurler : « Des monstres !! Des monstres !! » Mais non, c'était impossible ! Pourtant, c'était bien une tête qu'elle avait touché, une tête inhumaine. La jeune fille avait titubé pour attraper la main de son frère et le tirer avec elle. Mais cette main était plus petite et elle la griffa. Valentine hurla et la lâcha. Elle n'avait cessé de courir en appelant, les larmes ruisselant sur ses joues sans qu'elle ne s'en rende compte : « Daniel ! Daniel, où es-tu ? ! » Elle se guidait tant bien que mal avec se cris. On l'emportait. Alors elle s'élança en avant pour le suivre. Plusieurs fois elle tomba, trébucha ou se cogna. Les branches lui griffaient et lui giflaient le visage, les bras et les tibia. Elle était tachée de boue. Puis Valentine sentit qu'elle était arrivée dans un espace dégagé et, dans sa élan, percuta une grille qui s'ouvrit avec un grincement sinistre. La jeune fille s'étala par terre, se releva, entendit un bruit. Elle courut promptement vers sa source et se cogna contre quelque chose de plus grand qu'elle. Tremblante et affolée, elle leva les mains et tâtonna. Un visage. Des cheveux. Un visage humain. Masculin. Elle se rappela avoir été pétrifiée et avoir soufflé, la gorge serrée : « Qu'est-ce que vous êtes ? Qu'est-ce que vous faîtes ici ? Où suis-je ? ».

Celui qu'elle avait rencontré ce jour-là était un fossoyeur du nom d'Andreas Sheppard qui revenait de son labeur quotidien. Il était Comte à présent. Avec d'autres orphelins, elle avait retrouvé Danny, choqué mais relativement indemne, recroquevillé contre le mur d'enceinte. Ils étaient bien arrivés à Cloverfield et ils n'avaient jamais pu s'en allait ensuite. Ils avaient essayé, mais ils ne parvenaient jamais à retrouver leur chemin et parfois ils avaient rencontré à nouveau ceux qui les avaient attaqués. Des gens déguisés, c'était obligé. Pourquoi des farceurs voulaient ainsi entretenir la peur ici ? Pourquoi est-ce que ça marchait ? Pourquoi ?