Dire d’Eleveira qu’elle a mauvais caractère est un bel euphémisme, tout comme une belle sous-estimation de sa personnalité.
Tout d’abord, il faut préciser que la jeune fille est intelligente. Surdouée, même. Elle possède une soif d’apprendre et de comprendre absolument incroyable, et pourrait passer des heures et des heures de sa vie plongée dans des livres diverses traitant de tous les sujets possible. Elle aime également expérimenter et, un peu casse-cou sans doute, n’hésite pas à expérimenter elle-même. En contrepartie, le monde autour d’elle lui paraît affreusement plat et ordinaire. Les choses l’ennuient, les gens l’ennuient, et surtout, ils l’agacent prodigieusement. Ils ne comprennent pas que la valeur n’attend pas le nombre des années, qu’on peut être en avance et parfois terriblement puéril, qu’on peut avoir des centres d’intérêts différents des leurs. Personne à part son père n’a jamais compris d’où et pourquoi lui était venu cette passion de la mécanique et des sciences, cet amour du savoir et ce désir d’engranger toujours plus de connaissances. Elle est perfectionniste, ne supporte pas d’avoir tort ou de perdre, bref : elle est fière et orgueilleuse au possible.

De belles tendances sociopathes se développent chez elle au fur et à mesure que les jours passent. Le monde entier pourrait s’écrouler autour d’elle qu’elle s’en moquerait éperdument. Elle n’est pas tendre avec les autres orphelins et ne le sera sans aucun doute jamais. Tout au plus montrera-t-elle quelque intérêt pour quelqu’un qui aura su capter son attention d’une manière ou d’une autre, mais sans plus. Elle est égoïste et n’agit que dans son intérêt.
Cela dit, elle n’est pas non plus totalement passive, et mieux vaut ne pas réveiller le tigre qui dort en elle. Elle mord, et elle mord fort. Gare à la main de celui qui la dérange, car elle pourra fort y planter le premier objet pointu qui passerait à sa portée.

On ne touche pas à ses affaires, on ne dérange pas ses affaires, on ne vient pas la déranger elle. Eleveira ne fait pas l’effort d’être aimable ou un tant soit peu chaleureuse si elle n’en a pas l’envie ou si elle n’en voit pas l’intérêt, et il faudrait beaucoup, vraiment beaucoup, pour la forcer à agir dans un sens différent de l’ordinaire.

Le tic tac régulier de la montre à gousset posée sur sa table résonne dans l’infirmerie vide où se trouve Eleveira, seul bruit audible dans la pièce à l’exception du froissement des pages qu’elle tourne. Le gros livre d’anatomie grand ouvert devant elle, elle apprend. Elle n’arrête jamais d’apprendre, comme si elle ne vivait que pour ça. Elle retient tout ce qu’elle lit : les figures dessinées en guise d’exemples, les marches à suivre pour traiter telle ou telle chose, les maladies et leurs symptômes ainsi que les remèdes adéquat, le nom des instruments, leur usage ... Lorsqu’elle se sera lassée de la médecine, elle ira démonter le précieux pendule doré pour en étudier les rouages, les vis, le mécanisme, avant de le remonter avec soin et déférence. Elle devait au moins cette attention-là à la seule possession matérielle qu’il lui restait de sa vie précédente, lorsque son père était encore avec elle.

En soupirant, la jeune fille s’écarte un peu de son ouvrage, s’adossant dans sa chaise et frottant ses yeux vairons fatigués – le droit vert comme l’herbe au printemps et le gauche plus noir encore que le charbon – derrière ses lunettes rondes. Ses longs cheveux blonds aux reflets cuivrés cascadent derrière le dossier, la nimbant d’un voile métallique dans la lumière chiche filtrant par la fenêtre. L’autre infirmière – Letty – était sortie il y avait bien une demi heure de cela ; partie voir sa sœur d’après ce qu’elle avait dit. Eleveira s’était contentée d’un vague hochement de tête, trop prise dans sa lecture pour se donner l’effort de prêter un peu attention à ce qui lui était raconté. La demoiselle ferme les paupières, ses mains gantées jointes sur ses cuisses. Pas de robe ni de jupons pour elle : les tenues de femme lui sont devenues désagréables et lui semblent plus encombrantes qu’autre chose. Ainsi, c’est habillée d’un pantalon et de chaussures de ville sombres, ainsi que d’un chemisier blanc et d’un veston noir qu’elle erre dans l’orphelinat Cloverfield pratiquement depuis qu’elle y a mis les pieds.
Bercée par le bruit des aiguilles égrenant leur course, la jeune fille se laisse aller doucement, permettant à son esprit de la renvoyer dans le passé, de la renvoyer à ses souvenirs.


****

Eleveira était l’unique enfant de la famille Steamblood, famille qui faisait partie de cette haute bourgeoisie dont le patrimoine pouvait rivaliser avec celui des nobles. Sa naissance fut difficile et dura de longues et pénibles heures, laissant sa mère anémiée et très affaiblie. Trop affaiblie, à vrai dire, pour résister à la fièvre violente qui s’empara d’elle quelques jours plus tard. Elle mourut dans son lit, laissant derrière elle un mari qui la pleura longtemps, et une petite fille aux yeux vairons incroyables.
Le père d’Eleveira était officier dans l’armée britannique. Bien que souvent absent, il traita et éleva sa fille du mieux qu’il le put, mais avec une certaine rigueur. Il était loin de l’archétype du papa poule, mais n’en était pas un monstre d’autorité pour autant. Il veillait à ce que la petite apprenne bien ses leçons, qu’elle sache quelles étaient les tâches qu’on attendrait d’elle plus tard et surtout, il lui enseigna qu’elle ne devait jamais baisser le regard devant quiconque. Il la fit se sentir spéciale, et lorsqu’elle fut en âge de saisir ce genre de choses, la fillette n’avait qu’une envie : le rendre fier d’elle.
Et fier, il l’était. Il voyait grandir son enfant en souriant lorsqu’elle ne le regardait pas, impressionné par l’intelligence dont elle fit preuve très tôt, par son envie de savoir qui se développa bien vite chez cette petite fille aux cheveux d’un blond tirant légèrement sur le roux. Il partagea avec elle sa passion de l’horlogerie et de la mécanique, lui transmettant cet amour pour les rouages et les aiguilles.
Les jours, les mois, les années passèrent. Les choses se ressemblaient toutes aux yeux d’Eleveira, qui avait vite fini par trouver le monde ennuyeux en dehors des périodes où son père était là. Tout lui semblait beaucoup trop simple, beaucoup trop prévisible.

Et puis ce fut la guerre.
Le lieutenant-général Steamblood fut convoqué en urgence lorsque l’Angleterre eut à subir les premiers bombardements, laissant seule sa fille unique dans leur grande et vide maison.
Et un jour, il ne revint pas. Eleveira l’attendit, assise à la fenêtre, espérant voir arriver la grande silhouette emmitouflée dans son manteau noir. Elle attendit, toute une nuit durant, et une bonne partie de la journée suivante, jusqu’à ce qu’enfin deux officiers se présentent à sa porte.
La nouvelle du décès de son père, tué par une bombe qui avait fait s’écrouler l’immeuble dans lequel il se trouvait, lui donna l’impression que le monde s’ouvrait sous ses pieds. Pour la première fois de sa vie, elle réalisait à quel point, à part lui, elle n’avait personne. Et maintenant qu’il n’était plus là pour veiller sur elle et la voir grandir, elle se retrouvait tout simplement seule.
Désespérément seule.
Aucune des relations de feu sir Steamblood ne voulu s’encombrer de la fillette. Alors, comme tous les autres enfants sans plus de parents ou de famille pour s’occuper d’eux, elle fut envoyée à l’orphelinat. On choisit Cloverfield parce qu’il était loin du tumulte de la capitale anglaise, entre autres raisons pas toujours très claires ni très louables. Taciturne, silencieuse, démontrant son intelligence avec orgueil, se mettant à juger et estimer sans piper mot, la jeune fille finit par se fondre dans les ombres de l’obscur édifice, ne laissant briller dans le noir que son regard extrêmement perçant derrière ses lunettes rondes.
La disparition des adultes l’intrigua et l’intrigue toujours au plus haut point, tout comme l’apparition de ces monstres étranges et dangereux qui, depuis, errent dans tout le domaine. Qui sait quels secrets ils peuvent bien connaître.
Des secrets qui intéressent fortement la demoiselle, toujours avide de savoir et de connaissances nouvelles. Et si elle doit se prêter au jeu de la royauté pour obtenir ces informations, alors soit : elle veut bien jouer. De mauvaise grâce, certes, mais elle veut bien jouer.